Sur les terres oubliées des Petites Iles de la Sonde
Sur les terres oubliées des Petites Iles de la Sonde
Indonésie : Expédition en Terres Oubliées de la Fondation Iris
ÉPISODE 11
OÙ L’ON APPREND QU’IL VAUT MIEUX EMMENER UN BOULET
QUE RAMENER UNE BALEINE
30 Juillet 2015
On navigue la nuit pour atteindre le village Lamalera sur l’île de Lembata. Ici on pêche la baleine depuis plusieurs générations. La mer est très agitée et l’accostage est sportif avec les vagues qui nous jettent sur le sable noir, il nous faut sauter rapidement de l’annexe.
Sur la plage les hangars à bateau en feuille de palmes sont presque tous remplis de leur beau bateau. Seulement trois sont partis ce matin, dont un avec un « boulet », c’est à dire un touriste. Par contre de nombreuses petites barques sont sorties et rentreront à la voile avec une dizaine de poissons chacune, pêchés à la traîne. Maigre pêche, un signe des temps?
Les bateaux baleiniers sont relativement petits, environ 15-20 m de long, par rapport aux baleines qui sont sans doute aussi grandes sinon plus. Des bambous travaillés en lance-harpon sont entreposés sur les embarcations. Les harpons de fer sont reliés à l’embarcation avec une corde car une fois qu’ils ont été plantés dans la baleine par le harponneur qui saute en général sur son dos, il ne faut pas laisser la bête s’échapper. De nombreux accidents ont lieu lors de cette pêche traditionnelle. La proue des bateaux porte un dessin de serpent protecteur, symbole de rapidité et de sagacité dans l’attaque.
L’atmosphère est un peu pesante. Les hommes sont allongés près des bateaux à ne rien faire. Les femmes et les enfants vendent toutes sortes de souvenirs, ikats, bagues en dent de baleine, os de baleine, vertèbres de baleine, dents de cachalot, huile de baleine, coquillages divers dont des oursins- tortue, paniers en palmiers à sucre... Des gamins réclament des bonbons ou de l’argent. Peu de sourires. Il y a clairement un malaise dans ce village où l’activité traditionnelle de pêche est en voie de disparition et où le tourisme apporte de l’argent de manière bien plus facile.
Au milieu de la plage sur un petit promontoire, se dresse une chapelle de couleur bleue. Des os de baleine sont disposés devant la porte sur le petit parvis. A l’intérieur leur Saint Patron, Saint Pierre, avec la clé du paradis dans une main et un harpon dans l’autre, en face une Sainte Vierge.
Les anciens harponneurs se recyclent, l’un dessine des scènes de chasse à la baleine, un second fabrique des modèles réduits de bateaux, un troisième est meunier, un quatrième tente d’enseigner à son fils qui a déjà un gamin la construction artisanale de bateau (chignole a main, marteau et ciseaux à bois, pas d’électricité).
Chasseurs de baleines à Lamalera. Indonésie.
« Je m'appelle Matthias. Je suis harponneur de baleines, un métier qui porte l'odeur du sel, de la sueur et du sang. Ici, à Lamalera, sur l'île de Lembata, nous sommes les derniers des chasseurs de géants. Chaque matin, quand le ciel s'ouvre sur la mer, je scrute l'horizon à la recherche d’un souffle, une fumée d’écume qui trahit la présence d’une baleine. Alors, le cœur battant, je prends ma place dans le canot, la main serrée sur le bois lisse de mon harpon.
À Lamalera, tout parle de la mer. Nos maisons s’élèvent sur des terres où blanchissent des ossements de cachalots, vestiges d’anciens combats. Enfants, ces os étaient nos jouets, nos épées, nos promesses d’un avenir de chasse. Aujourd’hui, ces promesses pèsent lourd. Nos mères, des ombres inquiètes, nous regardent partir chaque matin, priant la Vierge et Saint-Pierre, notre saint patron, au pied des statues érigées près des abris où reposent nos bateaux.
Dans notre village, Stanis Prason, l’ancien, a 82 ans. Ses mains tremblantes ne tiennent plus de harpon, mais un pinceau. Il peint, d’un geste maladroit et vibrant, les effrois de la mer, les gueules ouvertes, les queues monstrueuses qui s’abattent. Son art naïf raconte mieux que des mots ce que nous affrontons chaque jour. Et puis il y a Jakob, 55 ans, un autre harponneur usé par la mer. Ses mains, aux articulations noueuses, construisent des maquettes de canots baleiniers, comme pour fixer dans le bois ce que les vagues effacent.
Le 18 août, la mer a pris huit des nôtres. Une orque harponnée, furieuse, a tiré leur pirogue vers les abysses. Quatre hommes ont survécu, nageant désespérément jusqu’à la rive, mais les autres ont disparu sans laisser de traces. Nous avons cherché leurs corps, jour et nuit, explorant les eaux où nous avions toujours vécu. En vain. Certains disent que les orques ont pris leur revanche, qu’elles les ont démembrés, comme elles harcèlent les cachalots, en arrachant leur chair morceau par morceau. La mer garde ses secrets.
Nous ne chassons que pour vivre. Une douzaine de cachalots par an, pas plus. Le partage est sacré : la chair nourrit les familles, l’huile éclaire nos nuits, et l’ambre sert de talisman pour éloigner les nuisibles de nos jardins. Mais les temps changent. Les cachalots se font rares. Aujourd’hui, nous devons traquer des dauphins, parfois même des orques. Une erreur terrible. Ces créatures chassent, elles aussi. Et elles ne pardonnent pas.
Autrefois, chaque prise était entourée de rites et de tabous. Les baleines bleues étaient intouchables, protégées par une ancienne légende. Aujourd’hui, les touristes viennent troubler nos eaux. Ils nous appellent "chasseurs de baleines" avec un mélange de fascination et de dédain. Nous leur offrons des sorties en mer, des démonstrations fictives de harponnage, mais ils préfèrent souvent la mise à mort. Hier, un Chinois a payé pour voir abattre un requin tigre. Aujourd’hui, un Français a filmé la mort d’un dauphin. Deux cent mille roupies pour une sortie en mer, voilà ce que vaut notre monde.
Pendant que nous nous débattons avec ces nouveaux spectateurs, nos femmes tissent des ikats, ces étoffes aux motifs anciens, pour les vendre aux étrangers. Elles essaient d'améliorer nos jours, de donner une autre couleur à cette vie marquée par la mer et le sang. Mais ici, à Lamalera, sous le regard des grands cétacés et des dieux de la mer, nous savons que la tradition s'effiloche, comme un filet trop vieux, et que les vagues finiront par emporter ce qui reste de nous. »