Sur les terres oubliées des Petites Iles de la Sonde
Sur les terres oubliées des Petites Iles de la Sonde
Moussem des fiançailles
à Imilchil
Septembre 2024
Trente ans après un voyage à Imilchil dans le Moyen-Atlas marocain, j’y suis retourné avec Ingrid, une amie photographe passionnée par les femmes en tenue traditionnelle qui désirait faire des portraits pour un projet ambitieux de femmes dans le monde, je lui avais raconté ceci:
La fête des fiancés d’Imilchil, nichée au cœur des montagnes, est l'un de ces rituels hors du temps qui fascine et intrigue, un écho des traditions anciennes dans un monde qui s’échappe. Là, loin des connexions virtuelles et des rencontres impersonnelles, Les jeunes filles peuvent choisir leur futur époux à l’abri de mariages arrangés par les familles.
Trois jours durant, en septembre, les habitants des hautes vallées convergent vers cet espace de liberté, où le destin se joue en quelques regards.
Les très jeunes filles, audacieuses dans leur timidité, sont celles qui doivent esquisser le premier geste, un sourire, un mot. C’est comme le quart d’heure anglais des bals oubliés, un instant de grâce où tout peut se décider.
Les mariées patientent sous les tentes caïdales, ombre imposante de l'autorité tribale, où l’on scelle les unions d’un paraphe et d’une poignée de main Et puis, en une poignée d’heures, les couples fraîchement formés s’évanouissent dans les vallées alentour.
Sur les rives des lacs voisins, Isli, le « fiancé », et Tislit, « la fiancée », la légende chuchote l’éternelle tragédie d’un amour impossible à la Roméo et Juliette. Leurs eaux sombres, enchâssées dans la roche, sont un miroir fidèle des cœurs qui se lient ou se déchirent sous le ciel immense. Ici, tout se joue dans l’éclat d’un instant, à la croisée des coutumes et des désirs, là où les montagnes gardent jalousement les secrets de ceux qui s’aiment.
Géographiquement, cette province se trouve entre Marrakech, Beni-Mellal et Er Rachida, mais ces noms résonnent comme des mirages lointains, des points sur une carte.
Ici, les villes sont des fables, des rumeurs portées par le vent du désert. Pour atteindre les hautes vallées, il faut emprunter des chemins muletiers qui semblent défier la raison, des sentiers tracés par l’audace des hommes et taillés dans la roche vive. Les tout-terrain y vacillent, pris de vertige face à l’immensité. Ces vallées, telles des radeaux solitaires sur une mer immobile, semblent détachées du reste du monde, cernées par des récifs et des falaises infranchissables.
Le visiteur, s’il parvient à pénétrer ce sanctuaire, se trouve aussitôt dominé, englouti par la grandeur des lieux. Cette sensation d'infini, de se tenir au bord d'un monde oublié, hante celui qui s'y aventure. Et quand il est contraint de quitter ce plateau des lacs, protégé par les sommets qui se dressent comme des gardiens silencieux, il le fait à contrecœur, avec l’amertume de l'exilé.
Imilchil, perchée à 2 193 mètres, est la capitale austère des Aït Hadidou. C’est une bourgade qui semble suspendue entre ciel et terre, forgée par le vent et la pierre, où la vie s’accroche aux moindres recoins.
Chaque année en septembre, la grande foire réunit les hommes, les bêtes et les destins. C’est le marché de tous les trocs, des marchandises et des serments, où les jeunes filles en foulards colorés se glissent entre les étals pour échanger un regard, une promesse avec celui qui pourrait devenir leur époux.
À cinq heures et demie du matin, le froid mord encore. Je me suis extirpé de la tente, le corps engourdi par une nuit glaciale passée au bord de la rivière. La lumière de l’aube hésite, blafarde, et les silhouettes commencent à se mouvoir comme des ombres sorties de la montagne. Un paysan, entouré de ses compagnons, tire un veau récalcitrant vers le marché. Il avance lentement, traversant le sentier entre les murets de pierre qui retiennent tant bien que mal les maigres lopins de terre arable, érigés comme une défense dérisoire contre l’assaut du torrent capricieux. Les hommes ne parlent pas. Leurs pas résonnent sur le sol gelé. C’est l’heure des affaires, mais aussi des rencontres et des choix. On sent dans l’air la tension de ces moments où tout peut basculer, où une bête se vend, où une vie se décide.
Çà, c’était en 1995.
Aujourd’hui , depuis Kasba-Tadla, je tente de suivre sur ma carte routière d’époque la piste qui s’est transformée en un ruban d’asphalte impeccable..
Ingrid et Amélie sourient, se moquent gentiment, en suivant la route et les indications de « Waze » sur leurs téléphones. Que va t’il resté de mes souvenirs ?
Nous arrivons vers 23 heures à Imilchil dans une ambiance à la « Blade Runner » façon berbère. Une ville en pleine effervescence, saturée de lumière artificielle, de klaxons et de gens. Un flot de voitures, de mules chargées de tout, d’échoppes de restaurants, des grillades qui fument sous des tentes. Des gendarmes tentent de gérer le chaos en fermant des voies obligeant Amélie à manœuvrer dans des ruelles sans issue.
Nous avons rendez-vous chez Hassan, nous allons dormir chez lui. Par téléphone portable, il envoie la position GPS de sa maison qui se trouve à plusieurs kilomètres. Sa famille nous reçoit avec cette magnifique hospitalité des montagnes. Nuit courte, réveil embué, Ingrid se lance dans une danse sur « Hit the road Jack »avec les femmes de la maison qui frappent des mains et l’accompagnent vers un petit déjeuner ou quelques grimaces se font sentir, après avoir tartiné un très bon pain berbère avec du beurre rance, nous choisissons l’option miel et huile d’olives.
Nous arrivons dans la plaine. Je n’en crois pas mes yeux.! Un ciel lourd pèse sur ce plateau où autrefois des caravanes de dromadaires et de mules s’étalaient à perte de vue, S’étend à présent une mer de bâches en plastique, une marée moderne qui avale tout sur son passage. C’était la nouvelle foire, immense, bruyante, et pourtant si éloignée du souvenir. Je regardai ce spectacle avec un mélange de nostalgie et d’étonnement.
Le passé se diluait sous mes yeux, tandis que la modernité, sans pitié, imposait sa cadence sur ce plateau.
Hassan nous guide dans cette marée humaine vers un lieu plus calme pour installer une bâche qui servira de fond pour les portraits de femmes.
Reste à trouver les femmes qui accepteront de se faire tirer le portrait. Et là, c’est une nouvelle histoire, celles-ci ont toutes un portable à la main, un accès à toutes les infos et je pense qu’elle dédaigneraient aujourd’hui les échantillons de parfums qui m’avaient servis à leur décrocher un sourire il y a 30 ans.
Fin de la première partie
A SUIVRE